RECOURS AU SERVICE D'UN JINN 

MAWLANA ANAS (ILE REUNION)

Dans un verset du Coran, Dieu relate qu’un groupe de djinns, après avoir entendu le Prophète réciter un passage du Coran, prirent conscience d’un certain nombre de choses ; parmi tout ce qu’ils dirent alors figure ceci : “Il y avait des individus parmi les humains qui cherchaient la protection d’individus parmi les djinns, cela les augmenta alors en rahaq” (Coran 72/6 : d’après l’un des commentaires, “rahaq” veut dire ici “kufr”, ou “rébellion” ; le pronom “les” – dans “les augmenta” – peut désigner “ces humains” ou “ces djinns” : plusieurs commentaires existent : cf. Tafsîr ul-Qurtubî). Ce verset fait allusion au fait que, bivouaquant dans le désert, des Arabes disaient, avant la venue de l’islam : “Je demande la protection du chef de cette vallée contre le mal de ses voyous” (Ad-Durr ul-manthûr, tome 3 p. 85, tome 6 pp. 431-433). Le chef des djinns de l’endroit leur accordait alors sa protection, mais ce genre de demande d’un côté constitue du kufr de la part de ces humains, de l’autre ne fit qu’attiser l’arrogance de ces djinns. Ceci semble montrer qu’il est strictement interdit de demander quoi que ce soit à un djinn.

Pourtant, dans un autre verset, Dieu relate à propos du prophète Salomon : “Et parmi les djinns il y en a qui travaillaient sous ses ordres, par la permission de son Seigneur. Et celui d’entre eux qui déviait de Notre ordre, Nous lui faisions goûter du châtiment du brasier. Ils fabriquaient pour lui ce qu’il voulait : sanctuaires, statues, plateaux comme des bassins, et marmites ancrées” (Coran 34/12-13). Et Dieu rappelle bien que “Salomon n’a pas fait de kufr” (Coran 2/102). Certes, l’assujettissement d’un grand nombre de djinns constituait une spécificité miraculeuse accordée à Salomon (nous y reviendrons plus bas) ; mais ce récit ne semble-t-il pas montrer que le fait d’avoir recours à des services de djinns d’une part ne constitue pas systématiquement du kufr, et d’autre part est même en soi autorisé ? Le fait est lorsqu’un récit figure dans le Coran ou la Sunna et qu’aucun texte du Coran ou de la Sunna ne vient dire que dans la Shar’ de Muhammad c’est une règle différente qui a cours, la règle que communique le récit vaut pour nous aussi (d’après l’avis de la majorité des hanafites et des malikites, ainsi que l’avis retenu par le plupart des hanbalites) (“Shar’u man qab’lanâ shar’un lanâ, idhâ hukiya fî nussûssinâ, wa lam yansakh’hu dalîlun âkharu min nussûssinâ”). Le Coran relate que le prophète Jacob a accompli une prosternation (de respect) devant son fils Joseph, mais pour le musulman une telle prosternation est strictement interdite, car ayant été déclarée telle dans la Shar’ de Muhammad (dans des hadîths plus précisément), et toute prosternation a valeur de culte.

Or, disent certains musulmans, justement, le prophète Muhammad a dit avoir refusé  d’emprisonner un djinn (rapporté par al-Bukhârî et Muslim, nous allons voir ce récit en détail plus bas). Même si le fait d’avoir recours à des djinns est relaté dans le Coran au sujet de Salomon, cela est donc, d’après ces musulmans, abrogé dans la Shar’ de Muhammad, tout comme la prosternation de simple respect.

Qu’en est-il réellement ? Est-il autorisé d’avoir recours aux services d’un djinn ? Ou l’autorisation en a-t-elle été abrogée par ce hadîth du Prophète ?

Déjà, lorsqu’un humain demande une assistance à un djinn et/ou qu’un djinn apporte son assistance à un humain, il y a de prime abord deux grands cas de figure…

- 1) Soit la demande que l’humain fait au djinn est une demande d’un adorateur à celui qu’il adore, et l’assistance que le djinn lui accorde est celle d’un être adoré qui exauce (istijâba) la demande de celui qui lui rend un culte :

C’est alors du shirk akbar.

Ce cas de shirk akbar a été évoqué par Ibn Taymiyya in Majmû’ ul-fatâwâ, Ibn Taymiyya, 19/52.

La relation établie entre l’humain et le djinn constitue de l’adoration (‘ibâda) de ce dernier (donc du shirk akbar) quand :

– soit l’humain fait le sacrifice d’un animal au nom du djinn, pour s’attirer les bonnes grâces de celui-ci (il faut ici mentionner que certains djinns vont jusqu’à demander le sacrifice d’un humain de la famille : si la personne accepte le pacte, le djinn fait ensuite mourir le membre désigné de la famille d’une façon inexplicable : cela existe à l’île de la Réunion) ;

– soit l’humain se prosterne devant une statue représentant ce djinn (ou une pierre spécifique le symbolisant) ;

– soit l’humain lui adresse une demande de type “invocation” (”du’a“)  ;

– soit l’humain fait vis-à-vis du djinn un autre des mazinnât ush-shirk il-akbar.

La demande de protection à laquelle le verset 72/6 fait allusion relève de ce cas de figure, et c’est pourquoi cela constitue du kufr.

- 2) Soit la demande que l’humain lui adresse est une demande qu’un être servi adresse à son serviteur (ou qu’un égal adresse à son ami égal), et l’assistance (‘awn) que le djinn lui rend est celle qu’un serviteur fait pour celui qu’il sert (ou celle qu’un ami fait pour son égal) :

Ce n’est alors pas du shirk akbar. Les djinns servant Salomon lui étaient assujettis (donc étaient ses serviteurs). Pareillement, le djinn en relation avec la dame à Médine (nous verrons le récit plus bas) était soit un serviteur soit un ami.

Pour autant, si ce genre de demande n’est pas du shirk, il n’en devient pas systématiquement autorisé d’avoir recours aux services d’un djinn dans tout cas de figure “2” : il existe, dans ce cas “2“, plusieurs cas de figure, certains étant autorisés, d’autres déconseillés, d’autres encore catégoriquement interdits. En fait tout tourne autour des deux critères suivants…

Premièrement : En quoi consiste l’assistance que ce djinn apporte à cet humain qui ne l’adore pas mais lui commande ou lui demande d’égal à égal ?

Il y a trois possibilités (exposés par Ibn Taymiyya et repris par Ibn ul-’Uthaymîn : Al-Qawl ul-mufîd, pp. 545-546) :

2.1) soit l’assistance que le djinn apporte à l’humain est de lui faire obtenir quelque chose d’ordre temporel et interdit (comme lui apporter de l’argent dérobé à autrui) ;

2.2) soit l’assistance que le djinn apporte à l’humain est de faire obtenir à celui-ci quelque chose d’ordre temporel et autorisé (comme lui apporter des biens matériels n’appartenant à personne et étant mubâh) ; relevait de ce cas ce que les djinns assujettis à Salomon faisaient pour lui ;

2.3) soit l’assistance que le djinn apporte à l’humain est d’ordre religieux, et il s’agit de quelque chose que Dieu a rendue obligatoire ou recommandée (comme le fait d’aider cet humain à faire parvenir le message de l’islam, en communiquant celui-ci à d’autres djinns).

Deuxièmement : Pour quelle raison ce djinn apporte-t-il son assistance à cet humain qui ne lui rend pas de culte ?

Il y a ici quatre possibilités :

2.A) soit parce que ce djinn retire de l’assistance qu’il apporte une contrepartie d’ordre temporel qui est interdit (comme le fait que cet humain fasse du shirk vis-à-vis d’un autre que lui mais que cela réjouisse quand même ce djinn, ou encore comme le fait d’avoir des relations intimes avec cet humain) (“(…) annahum rubbamâ yakhdîmûn al-insa li amrin muharramin min zinan aw liwât” : Al-Qawl ul-mufîd, p. 533 ; voir aussi MF 13/83) ;

2.B) soit parce que le djinn aide cet humain de son plein gré, pour la cause de Dieu, sans attendre aucune contrepartie d’ordre temporel (“wa qad lâ yakûnu lahû fîhâ maslaha, bal li annahû yuhibbuhû fillâhi wa lillâh” : Al-Qawl ul-mufîd, p. 533) ;

2.C) soit parce que ce djinn retire de l’assistance qu’il apporte une contrepartie d’ordre temporel qui est en soi autorisée (comme le fait qu’on lui enseigne quelque chose) (“wa qad yakûnu li-l-jinni fîhâ maslaha” : Al-Qawl ul-mufîd, p. 533) ;

2.D) soit parce que ce djinn est assujetti à cet humain, et le sert donc parce qu’il y est forcé ; c’était le cas de djinns assujettis à Salomon (nous allons fournir les références plus bas).

En croisant ces deux catégories de possibilités, on obtient 12 cas de figure théoriques.

Je dis bien “théoriques”, car certains de ces cas sont impossibles eu égard au fait que l’une des deux catégories y entre en contradiction avec l’autre (ainsi en est-il du cas 2.1.B : l’assistance que ce djinn apporte à cet humain est l’obtention d’un bénéfice temporel interdit, comme dérober l’argent appartenant à autrui, ou avoir des relations intimes ; et ce djinn apporterait cette assistance de son plein gré, pour Dieu, et sans contrepartie d’ordre temporel aucune ; cela est impossible, car qui aime quelqu’un d’autre pour l’amour de Dieu ne peut lui apporter une assistance qui consiste à désobéir à Dieu).

Mis à part cela, voici ce que l’on peut dire de ces différents cas de figure…

Tous les cas contenant le “2.1″ sont interdits (que ce soit le cas 2.1.A, 2.1.B, 2.1.C ou 2.1.D), car consistant en le fait de retirer du djinn une assistance interdite.

De même, tous les cas contenant le “2.A” sont aussi interdits (que ce soit le cas 2.1.A, 2.2.A, 2.3.A), car consistant à offrir au djinn une contrepartie qui est interdite.

Six cas sont ainsi d’ores et déjà éliminés… Il est à noter que ces cas sont interdits même si cela ne va pas jusqu’au shirk. Ibn ul-’Uthaymîn écrit ainsi : “fa hâdhâ muharram. Thumma in kânat il-wassîlatu shirkan, sâra shirkan. Wa in kânat wassîlatuhû ghayra shirkin, sâra ma’siya” (Al-Qawl ul-mufîd, p. 546).

Restent donc 6 autres cas…

Pour ce qui est du cas 2.3.B, c’est ce qui s’est produit avec le prophète Muhammad : des djinns ont transmis à d’autres djinns le message qu’il a apporté (2.3), et ces djinns l’ont fait sans contrepartie temporelle aucune (2.B). Comme nous l’avons dit au tout début, un groupe des djinns ayant entendu sa récitation du Coran devinrent musulmans et retournèrent auprès des leurs leur prêcher ; ceci est relaté dans le Coran (sourate 46 versets 29-32, et début de la sourate 72) et est rapporté par Muslim (449) (voir Tafsîr Ibn Kathîr et Fat’h ul-bârî). Par ailleurs d’autres récits relatent la (ou les) rencontre(s) du Prophète avec des djinns (rapporté par Muslim, 450, at-Tirmidhî, 3258 : on y lit qu’il y a récité le Coran devant eux ; d’après al-Bayhaqî cité dans Tafsîr ul-Qurtubî, ceci constitue une occasion ultérieure à celle du premier récit ; une autre rencontre encore est rapportée par at-Tirmidhî, 2861, mais on y lit seulement que le Prophète les a rencontrés, et non pas qu’il ait alors récité le Coran devant eux). Cela est donc non seulement autorisé mais même souhaitable, voire nécessaire globalement.

Et que dire des 5 cas restants ?

Que dire du “2.2″ – le djinn apporte une assistance d’ordre temporelle qui n’est pas en soi interdite – ?

Il y a ici trois possibilités théoriques, vu que le djinn apporte cette assistance :

– parce que cet humain lui donne en contrepartie quelque chose qui n’est pas interdit (2.2.B) ;

– par recherche d’une récompense auprès de Dieu, récompense qu’il espère obtenir en apportant son aide à un humain qu’il aime pour Dieu (2.2.C) ;

– parce qu’il est assujetti à cet humain (2.2.D). (Quant au 2.2.A, où le djinn apporte cette assitance à cet humain pour que ce dernier lui donne en contrepartie quelque chose d’interdit, cela a été déjà éliminé.)

Et que dire du “2.D” – le djinn apporte son assistance (qui n’est pas interdite) parce qu’il est assujetti à cet humain – : est-il ainsi autorisé d’assujettir un djinn, donc de le mettre à son service contre son gré ?

Il y a ici deux possibilités théoriques, vu que le djinn ainsi assujetti :

– apporte à cet humain une assistance d’ordre temporelle qui n’est pas en soi interdite (2.2.D) ;

– apporte à cet humain une assistance d’ordre religieux (2.3.D). (Quant au 2.1.D, où le djinn apporte à cet humain une assistance qui est en soi interdit, cela a déjà été éliminé plus haut.)

Nous allons aborder ces deux questions ci-après… Mais d’abord il nous faut parler d’un événement survenu avec le prophète Muhammad et dans lequel il a fait allusion à son frère le prophète Salomon (sur eux soit la paix)…

Quand un djinn attaqua le prophète Muhammad (sur lui soit la paix) :

Deux événements se sont déroulés dans la vie de Salomon qui l’ont amené à demander à Dieu de pouvoir exercer un règne particulier. L’un concerne son passage en revue de chevaux, l’autre son souhait d’avoir de nombreux fils pouvant servir dans le chemin de Dieu (voir Coran 38/31-34 : la nature de la seconde épreuve fait néanmoins l’objet d’avis divergents). Ayant été éprouvé par ces deux événements, il invoqua Dieu en ces termes : “Seigneur, pardonne-moi, et accorde-moi un royaume qui ne conviendra à personne après moi ; Tu es Celui qui accorde.” Dieu dit ensuite : “Nous lui assujettîmes alors le vent qui, par Son ordre, soufflait modérément là où il le voulait ; de même que les djinns (”shayâtîn”), constructeurs et plongeurs de toutes sortes ; et d’autres, entravés dans des chaînes” (Coran 38/36-38) (ces “âkharîna muqarranîna fi-l-asfâd” seraient “probablement“, dit Cheikh Thânwî, ceux qui refusaient de faire les services demandés, ou y faisaient preuve de manquements : Bayân ul-qur’ân 10/9 ; et il s’agissait, d’après Cheikh Thânwî, de djinns kâfir : c’est apparemment ce que désigne le mot “shayâtîn” ayant été employé dans le Coran).

Dans d’autres passages du Coran, Dieu décrit la même réalité :

“Et à Salomon (Nous avons assujetti) le vent, qui, impétueux, se déplaçait sur la terre que Nous avons bénie. Et Nous sommes de toute chose Savant. Et parmi les djinns (”shayâtîn”) il y en a qui plongeaient pour lui, et faisaient des choses autres. Et Nous étions Surveillant d’eux” (21/81-82). “Et à Salomon (Nous avons assujetti) le vent, dont le parcours du matin équivaut au parcours d’un mois [de marche]. Et Nous avions fait couler pour lui la source de cuivre. Et parmi les djinns il y en a qui travaillaient sous ses ordres, par la permission de son Seigneur. Et celui d’entre eux qui déviait de Notre ordre, Nous lui faisions goûter du châtiment du brasier. Ils fabriquaient pour lui ce qu’il voulait : sanctuaires, statues, plateaux comme des bassins, et marmites ancrées” (Coran 34/12-13). “Dévier de Notre ordre” ici mentionné concerne :

– soit l’ordre d’apporter foi en l’unicité de Dieu et en le caractère véridique du messager du moment ; la menace du châtiment du brasier concerne alors l’au-delà ; le verset signifie que bien qu’ils fassent les travaux auxquels ils étaient obligés, s’ils restaient kâfir dans l’au-delà c’est le brasier qui les attend ;

– soit l’ordre de devoir servir Salomon (Bayân ul-qur’ân 9/5) ; la menace du châtiment du brasier décrit alors, si on retient que c’étaient des djinns kâfir qui lui avaient été assujettis, une punition temporelle.

C’est bien parce que ces djinns y étaient assujettis que lorsqu’ils ont su, longtemps après, que le prophète Salomon était mort appuyé sur sa canne, qu’ils se dirent que s’ils connaissaient l’invisible, ils ne seraient pas restés dans le supplice humiliant (Coran 34/14), c’est-à-dire cette servitude.

Ceci relève donc de cette “royauté qui ne conviendra à personne après” Salomon.

Or, à son époque, le prophète Muhammad (sur lui soit la paix) raconta un matin à ses disciples ce qui lui était arrivé durant la nuit. Il dit : “Un djinn redoutable s’en prit à moi hier soir, afin d’interrompre ma prière. Dieu me donna la dessus sur lui. J’ai alors eu l’intention de l’attacher à l’un des poteaux de la mosquée, de sorte que chacun de vous, ce matin, le voie. Puis je me suis souvenu de la parole de mon frère Salomon : “Seigneur [...] accorde-moi un royaume qui ne conviendra à personne après moi” ; je l’ai alors renvoyé humilié” (al-Bukhârî 449 etc., Muslim 541).

Certains musulmans ont vu dans ce verset évoquant l’acceptation, par Dieu, de la demande faite par Salomon d’obtenir un royaume que personne n’aurait après lui, une impossibilité – d’ordre takwînî – quant au fait de pouvoir réaliser l’assujettissement (tas’khîr) d’un djinn. Or cela ne contredit pas le verset sur le plan takwînî : ce qui a été donné à Salomon et n’a été donné à personne après lui, c’est l’assujettissement d’une part d’une impressionnante quantité de djinns (et non d’un seul ou de quelques-uns), et aussi, d’autre part, du vent, comme le montre explicitement le passage coranique (Coran 38/36-38) ; même les oiseaux lui étaient assujettis (cf. Coran 27/17). Par ailleurs, ces djinns lui ont été assujettis sans qu’il n’ait rien à entreprendre (Kitâb un-nubuwwât, pp. 318, 398). Assujettir un djinn, et ce par le biais d’une action autorisée, ne contredit donc pas, d’un point de vue takwînî, cette spécificité que Dieu a accordée à Salomon.

D’autres musulmans se sont dit que le fait que le Prophète a récité le verset évoquant la demande de Salomon, cela signifie qu’il voulait dire qu’emprisonner un djinn relève des prérogatives accordées par Dieu à Salomon et qu’il lui était, à lui le prophète Muhammad, interdit de le faire. Ces musulmans ont alors déduit de cela :

– soit une interdiction, dans la Shar’ de Muhammad, de prendre un service de type “2.2” avec un djinn (même si c’est sans l’avoir assujetti) ;

– soit une interdiction, dans la Shar’ de Muhammad, de réaliser le cas “2.D“, c’est-à-dire d’assujettir un djinn (même si ce n’est pas pour prendre un service de lui, istikhdâm).

Qu’en est-il réellement ?

Déjà ce qu’on peut dire au premier abord c’est que si le Prophète a repoussé et terrassé le djinn venu l’attaquer, c’est parce que cela relève du fait de repousser l’agresseur (daf’ us-sâ’ïl) (MF 19/51), ce qui est légal de façon universelle (cliquez ici et ici). C’est l’emprisonner par la suite que le Prophète a évité, par égard aux prérogatives de Salomon (MF 13/89).

Serait-il donc interdit dans la Shar’ de Muhammad d’assujettir un djinn sans l’employer pour des travaux temporels (car ce que le prophète Muhammad aurait pu faire mais n’a pas fait aurait consisté seulement en le fait d’assujettir le djinn agresseur, sans forcément l’employer pour des travaux personnels) ?

Et serait-il interdit dans la Shar’ de Muhammad d’employer un djinn pour des travaux temporels, même s’il n’est pas assujetti (et fait ces travaux en échange d’une contrepartie d’ordre temporel non-interdite, ou le fait par espoir de récompenses dans l’au-delà) ? C’est ce que nous allons voir dans les deux points qui suivent…

Est-il autorisé pour un disciple du prophète Muhammad de prendre d’un djinn une assistance d’ordre temporelle qui n’est pas en soi interdite ?

Nous l’avons vu, la relation du prophète-roi Salomon avec des djinns relevait du cas 2.2.D (les djinns lui apportaient une assistance d’ordre purement temporel, et ils lui étaient assujettis).

Ibn Taymiyya fait allusion au célèbre hadîth où le Prophète relate avoir eu le choix entre le fait de devenir un “prophète-roi” ou un “serviteur-messager” puis avoir choisi le second. Puis il écrit que c’est la raison pour laquelle le prophète Muhammad n’a jamais eu recours aux services d’un djinn pour des avantages d’ordre temporel (2.2). Nous l’avons déjà vu plus haut, ils ne l’ont “servi” que dans la mesure où ils ont transmis le message qu’il a apporté à d’autres djinns (2.3), et ils l’ont fait sans contrepartie temporelle aucune (2.B) : c’était donc le cas 2.3.B qui concernait le prophète Muhammad, à la différence du prophète-roi Salomon, qui, lui, pratiquait le cas 2.2.D…

Cependant, pour les membres de la Umma du prophète Muhammad, est-ce interdit d’avoir recours aux services d’un djinn dans le cadre “2.2” ?

Non, cela n’est pas interdit – même si cela n’est pas non plus ce qu’il y a de mieux. Ibn Taymiyya écrit ainsi : “Ceux qui font istikhdâm des djinns dans les mubâhât, (cela) ressemble à la istikhdâm de Salomon. (…) Le Prophète (…) n’a donc pas fait istikhdâm des djinns du tout, mais il les a invités à la foi, a récité devant eux le Coran, leur a fait parvenir le message, et a fait bay’a, comme il l’a fait avec les humains. Ce qui a été accordé au Prophète est plus auguste que ce qui a été accordé à Salomon : il a eu recours au service de djinns et d’humains pour l’adoration de Dieu Seul et pour leur réussite dans ce monde et dans l’autre, pour l’obtention de la Face de Dieu et la recherche de Son Contentement, et non pour un intérêt dont il aurait profité ; il a donné préférence au fait d’être un serviteur-messager sur le fait d’être un prophète-roi. David, Salomon et Joseph sont des prophètes-rois ; et Abraham, Moïse, Jésus et Muhammad dont des messagers-serviteurs ; cela est plus méritoire (…)” (MF 13/89). Ibn Taymiyya a d’ailleurs cité le récit selon lequel, une fois, alors que lui et d’autres Compagnons cherchaient partout le calife Omar ibn ul-Khattâb en vain, Abû Mûssâ al-ash’arî finit par demander à une dame de Médine qui avait un qarîn djinn d’envoyer celui-ci rechercher où le calife se trouvait ; la dame obtint alors du djinn l’information que Omar se trouvait à tel endroit, occupé à marquer les chameaux donnés en aumône (Majmû’ ul-fatâwâ 19/63, voir aussi Al-Qawl ul-mufîd, Ibn ul-’Uthaymîn, pp. 534, 546).

Chacun sait que Mu’âwiya a teinté le califat de royauté, et que le califat ‘alâ minhâj in-nubuwwa a pris alors fin ; cependant, un avis sur le sujet – celui de Abû Ya’lâ – est que le fait pour le calife de ne pas être roi est recommandé et non pas obligatoire (MF 35/25-27) ; d’autres avis existent (MF 35/25-27) : être un calife-roi – à condition que l’on reste dans la justice vis-à-vis des membres de la société – est donc, d’après l’avis de Abû Ya’lâ, moins méritoire, moins bien, que le fait d’être un calife sur le modèle du mode de vie simple du Prophète.

Ceci ressemble à la parole du Prophète : “Je ne mange pas en étant appuyé, je ne mange que comme mange l’esclave (’abd)”. Il n’est pas interdit de manger en s’appuyant sur quelque chose ; mais le Prophète (sur lui soit la paix) a choisi ce qui était plus proche de la stature d’un serviteur que de celle d’un maître, et ce dans le droit fil de son choix d’être un “serviteur-messager” plutôt qu’un “prophète-roi”.

De même, lorsque Omar ibn ul-Khattâb, voyant l’extrême sobriété régnant dans la pièce où le Prophète s’était retiré quand ses épouses l’avaient trop pressé quant au matériel, lui dit : “Chosroès et César [= le Basileus] sont dans les fruits et les ruisseaux, et toi tu es le messager de Dieu et Son élu, et voilà ce que tu possèdes” ; le Prophète se redressa et lui dit : “N’es-tu pas satisfait que nous ayons l’au-delà et eux ce monde ?” (Muslim 1479, etc.). Cela ne veut pas dire que si un musulman acquiert volontairement l’aisance matérielle dans ce monde il n’aura rien dans l’au-delà ; cela veut dire que le Prophète voulait se contenter de moins ici (de ce qui n’est pas ens oi recommandé et est superflu, min fudhûl-mubâh) pour avoir plus là-bas. Maintenant si un musulman fait des efforts pour avoir l’aisance matérielle licite (hors cas de nécessité – dharûra et hâja), il ne fait rien d’interdit : simplement c’est moins bien (ghayr awlâ) que de se contenter du minimum nécessaire (cliquez ici pour en savoir plus).

Et est-il autorisé d’assujettir un djinn pour qu’il apporte son assistance (que ce soit une assistance d’ordre temporel et non-interdite, ou d’ordre religieux) ?

Ce qui est certain c’est que le fait pour un humain d’assujettir un djinn par le biais de la prononciation de litanies relevant du shirk (consistant par exemple en des invocations adressées à des chefs djinns pour qu’ils obligent un de leurs semblables leur étant soumis à servir cet humain) est bien entendu interdit. Ce n’est donc pas de cela que nous parlons ici, mais de tout ce qui peut conduire à l’assujettissement d’un djinn sans recours à du shirk.

Ibn Taymiyya écrit en substance que ce que Salomon a fait vis-à-vis des djinns qui étaient à son service contre leur gré, c’était “mithlu istikh’dâm il-assîr il-kâfir” (Kitâb un-nubuwwât, p. 318). On en déduit qu’assujettir un djinn pour qu’ensuite il soit au service de la personne cela est comparable au fait de l’emprisonner. Les règles relatives à cela s’appliquent donc à ce cas aussi.

Pourquoi le Prophète a-t-il refusé d’emprisonner le djinn qu’il avait terrassé ?

En fait la raison de son refus, il l’a clairement exposée, il nous suffit de la lire : dans un premier temps il avait eu l’intention de l’emprisonner, mais ensuite c’est par égard pour la demande adressée par Salomon à Dieu d’obtenir un royaume qui ne conviendrait à personne après lui qu’il l’a relâché et renvoyé, humilié ;  il a dit : “J’ai alors eu l’intention de l’attacher à l’un des poteaux de la mosquée, de sorte que chacun de vous, ce matin, le voie. Puis je me suis souvenu de la parole de mon frère Salomon : “Seigneur [...] accorde-moi un royaume qui ne conviendra à personne après moi” ; je l’ai alors renvoyé humilié“. Il ne semble pas y avoir ici abrogation de la part du Prophète d’une action relatée à propos d’un prophète antérieur, ni institution, pour ses disciples, d’une voie d’action distincte de celle de ce prophète antérieur, mais simple égard (ri’âya) pour la globalité (itlâq) de la demande (du’â) de ce prophète antérieur. Le fait est que même si le prophète Muhammad l’avait emprisonné, cela n’aurait pas réellement contredit le souhait du prophète Salomon, puisque, comme nous l’avons vu, la spécificité de Salomon était due à l’assujettissement d’une grande quantité de djinns, et ce sans aucune action de sa part, à quoi s’ajoutait le service du vent et d’oiseaux ; alors que dans le cas du prophète Muhammad il ne se serait agi que d’un seul djinn, et encore il avait dû le terrasser parce qu’il était venu l’agresser. De plus, Salomon employait (istikhdâm) ces djinns assujettis, pour des travaux temporels ; alors que le prophète Muhammad aurait seulement emprisonné le djinn qu’il avait terrassé, sans forcément l’employer pour des travaux temporels. Mais en fait, c’est même dans cet élément partiel, et dans la forme, que le prophète Muhammad a préféré ne pas contredire le souhait de Salomon que personne n’ait la même chose que lui. Cheikh Thânwî écrit : “Wa ammâ mâ warada fi-l-hadîth [alladhî dhakarnâhu fawqu], fa lâ yunâfî dhâlika, li annahû arâda kamâla ri’âyati da’watihî, haythu râ’â suratahu-l-itlâqiyya. Faf’ham” (Bayân ul-qur’ân, 10/9).

On ne peut donc pas dire que même si le Coran relate que le prophète Salomon en a bénéficié, le fait d’assujettir un djinn ou de prendre des services avec un djinn (pas forcément assujetti) a été abrogé dans la Shar’ de Muhammad.

Maintenant, cela veut-il dire qu’assujettir des djinns soit quelque chose de bien, de souhaitable ?

At-Thânwî a écrit ceci : “L’existence des djinns est chose certaine. Et ils peuvent être assujettis (mussakhkhar). Mais les assujettir [c'est-à-dire : les rendre tâbi*] n’est pas autorisé, car cela revient à, sans nécessité shar’î, faire un effet, par la force, sur le cœur d’autrui ; ce qui n’est pas autorisé” (Ashraf ul-’amaliyyât, p. 123 ; la phrases entre les crochets est du compilateur lui-même). Cette dernière phrase de at-Thânwî montre que dans la seconde phrase, ”peuvent être assujettis” désigne la “possibilité” et non pas la “permission“. Cependant, at-Thânwî lui-même a écrit ailleurs ceci : “Une fois, pendant la période d’études, j’ai demandé à Mawlânâ Ya’qûb : “Hazrat, y a-t-il une opération par laquelle des djinns deviennent assujettis (tâbi’) ?” Il m’a répondu : “Cela existe, mais dis-moi, tu es né pour devenir serviteur ou bien maître ?” Cheikh Thânwî poursuit en disant que depuis lors il a une sorte de répulsion pour les opérations permettant l’assujettissement de djinns (Ibid., p. 46).

Apparemment sa première réponse concerne les cas de figure dans lesquels l’emprisonnement n’est pas autorisé, et la réponse qu’il a relatée de son professeur ceux dans lesquels cela est autorisé ; par exemple, si un djinn est agresseur et qu’il est nécessaire de l’emprisonner pour le faire cesser ses agissements, cela devient autorisé. Ou bien sa première réponse date d’une période ultérieure, et la réponse qu’il a relaté de son professeur était ce qu’il croyait auparavant. Je ne sais pas.

(En tous cas, on note que, même à propos des cas où selon lui il est autorisé d’assujettir un djinn – et ce pour qu’il rende des services –, le professeur de Cheikh Thânwî lui a dit que cela relevait plus de la stature d’un maître. Cette posture semble être dans le droit prolongement de celle du Prophète (sur lui soit la paix) ne voulant pas ressembler, fût-ce partiellement, à un roi (voir le point précédent). Cela est certes autorisé, mais cela convient plus à la stature (shân) d’un homme servi (makhdûm) que celle d’un homme serviteur. Apparemment cet autre écrit signifie, comme nous l’avons vu au point précédent, que employer un djinn assujetti pour des travaux temporels est permis en soi (jâ’ïz), mais moins bien (ghayr awlâ), car contraire à al-kamâl ul-mustahabb fi-l-’abdiyya.)

Est-il autorisé de demander à un djinn (qu’il soit assujetti – soit le 2.D – ou non – 2.C ou 2.C – de rechercher où se trouve telle chose qu’on a égarée, ou de rechercher où se trouve telle personne ?

Il y a un hadîth qui dit : “Man atâ kâhinan fa saddaqahû bi mâ yaqûlu (…), fa qad bari’a bi mâ unzila ‘alâ Muhammadin – sallallâhu ‘alayhi wa sallam” (rapporté par Abû Dâoûd, 3904, également cité dans Al-Qawl ul-mufîd, p. 536) : “Celui qui se rend auprès d’un kâhim puis le croit dans ce qu’il dit (…), celui-là a désavoué ce qui a été révélé à Muhammad – que Dieu le bénisse et le protège”.

Que signifie le terme “kâhin” ?

Le kâhin (plur. kuhhân) est le devin ; ce nom est dérivé de kahâna, qui signifie “divination”, c’est-à-dire ”prédire les choses de l’avenir”. A l’unanimité pratiquer la divination et avoir recours aux services d’un devin sont strictement interdits. Les kuhhân ont recours aux services des djinns, comme le dit l’autre hadîth très connu (celui où on lit “yuqarqiru fî udhunihî”).

Il y a un autre hadîth où on lit : “Man atâ ‘arrâfan (fa sa’alahû ‘an shay’in), (fa saddaqahû bi mâ yaqûlu), lam tuqbal lahû salâtun arba’îna yawman”, (rapporté par Muslim et Ahmad : ce qui se trouve entre les deux premières parenthèses est dans la version de Muslim, 2230 ; et ce qu’on lit entre les deux parenthèses suivantes est présent dans la version de Ahmad) : “Celui qui se rend auprès d’un ‘arrâf, le questionne au sujet de quelque chose puis le croit dans ce qu’il dit, celui-là Dieu n’acceptera aucune de ses prières pendant quarante jours”.

Un autre hadîth encore dit : “Man atâ kâhinan aw ‘arrâfan fa saddaqahû bi mâ yaqûlu, fa qad kafara bi mâ unzila ‘alâ Muhammadin – sallallâhu ‘alayhi wa sallam” (Ahmad, 9171) : “Celui qui se rend auprès d’un kâhim ou d’un ‘arrâf puis le croit dans ce qu’il dit, celui-là a renié ce qui a été révélé à Muhammad – que Dieu le bénisse et le protège”.

Que signifie le terme ”‘arrâf” ?

Il est dérivé de “‘irâfa” ;

– certains ulémas disent que la ‘irâfa consiste à trouver, par des moyens non physiques, où se trouve la chose perdue ou chose semblable ;

– d’autres ulémas disent qu’il s’agit de trouver, par des moyens non physiques, ce que la personne pense en son for et d’en donner l’information (”ikhbâr ‘ammâ fi-dh-dhamîr“) ;

– d’autres encore disent que ‘irâfa signifie en fait la même chose que kahâna, c’est-à-dire prédire l’avenir (ces trois interprétations sont visibles dans Al-Qawl ul-mufîd, p. 544).

La première de ces trois interprétations entraîne qu’il est interdit, pour répondre à la question en cours, d’avoir recours aux services d’un djinn pour rechercher un objet égaré ou une personne portée disparue ou dont on aimerait avoir les nouvelles pour se rassurer. Ceux qui sont de cet avis peuvent faire valoir que dans le troisième hadîth suscité, on voit “kâhin” et “‘arrâf” mentionnés de façon séparée, ce qui montre que ce sont deux choses distinctes. Cette inteprétation, la première donc, est apparemment ce qui ressort du propos de al-Baghawî sur le sujet.

Cependant, nuance Ibn ul-’Uthaymîn, “ce point ne fait pas l’unanimité entre les gens de la science” (Al-Qawl ul-mufîd, p. 544). Et, en effet, ceux qui sont d’avis que rechercher où se trouve la chose perdue par le biais d’un djinn (sans que cela tombe dans l’un des cas de figure interdits cités plus haut), cela est autorisé, eux pensent que c’est la troisième interprétation qui est la bonne : ‘irâfa veut dire selon eux la même chose que kahâna. Cet avis se marie avec l’interprétation selon laquelle le “aw“, dans le troisième hadîth susmentionné, désigne l’hésitation d’un des transmetteurs (shakk ur-râwi) à propos du mot ayant été employé, et non le fait qu’il s’agit de deux choses distinctes.

Nous avons déjà cité plus haut le récit mentionné par Ibn Taymiyya et selon lequel, une fois, alors que lui et d’autres Compagnons cherchaient partout le calife Omar ibn ul-Khattâb en vain, Abû Mûssâ al-ash’arî finit par demander à une dame de Médine qui avait un qarîn djinn d’envoyer celui-ci rechercher où le calife se trouvait ; la dame obtint alors du djinn l’information que Omar se trouvait à tel endroit, occupé à marquer les chameaux donnés en aumône (Majmû’ ul-fatâwâ 19/63, voir aussi Al-Qawl ul-mufîd, Ibn ul-’Uthaymîn, pp. 534, 546).

Est-il autorisé d’avoir recours aux services d’un djinn pour exorciser un humain possédé par un autre djinn ?

Enlever un sort ou un djinn se dit : “nushra“.

Est-il autorisé d’avoir recours aux services d’un djinn (que ce djinn soit assujetti, soit 2.D, ou qu’il ne le soit pas, soit 2.B, 2.C) pour enlever un autre djinn ayant pris possession d’un humain ?

- d’après les ulémas hanafites indo-pakistanais : oui ;

- je ne sais pas quel est l’avis des ulémas hanbalites saoudiens sur le sujet.

Wallâhu A’lam (Dieu sait mieux).